Colloque International

Le Statut de Kirkouk
et l'article 140 de la Constitution irakienne :
Problèmes et perspectives

organisé par l'Institut kurde de Paris

Vendredi 14 mai 2010, de 10h00 à 18h00

Salle Clemenceau
15, rue de Vaugirard, 75006 Paris

PRÉSENTATION | PROGRAMME




La politique de changement de la composition ethnique de Kirkouk et les moyens pour la résoudre

Dr. Nouri Talabany
Professeur de Droit, Membre de l’Académie Kurde

Beaucoup a été dit sur l'identité ethnique de Kirkouk, mais pour comprendre sa situation actuelle, nous avons besoin d’étudier la composition ethnique de la ville dans son passé et de la comparer avec celle d'aujourd'hui. Les changements qui ont eu lieu sur place sont le résultat des politiques de l'ancien régime irakien ; celles contre le droit international, responsables de la grave situation dans laquelle les citoyens de Kirkouk se trouvent actuellement. La raison pour laquelle nous nous concentrons sur Kirkouk en l'utilisant comme modèle pour la comparaison du passé au présent, est parce que cette ville a été au centre de la politique de l’ancien régime irakien.

La majorité de la population de la ville de Kirkouk se composait de Kurdes et de Turcomans. Les ancêtres des Turcomans s’étaient établi dans la région lors de l'époque ottomane. Plus tard, les Arabes s'y installèrent à leur tour. Ecrivant sur la composition ethnique de la ville, Shamsadin Sami, auteur de la célèbre Encyclopédie « Qamus Al-A'alam », a écrit que « les trois quarts des habitants de Kirkouk sont des Kurdes et le reste des Turcomans, Arabes et autres. 760 Juifs et 460 Chaldéens résident également dans la ville ». (1)

Les Kurdes vivaient et vivent toujours principalement dans les districts de l'est et du nord de la ville, mais ils résident aussi dans d'autres districts, de même que les Turcomans et d'autres groupes ethniques. Les Kurdes représentent la population la plus ancienne de la ville, ainsi que de la région, suivie par les Turcomans. L'auteur du célèbre « Le guide des personnalités célèbres dans les liwas irakiens (gouvernorats) », Vol.2, compilé par des chercheurs arabes, et publié en 1947 à Bagdad, se concentrait essentiellement sur Kirkouk. Il indique que les Turcomans a constitue la communauté la plus récente de la population de Kirkouk et que leurs ancêtres sont arrivés au milieu du XVIIe siècle avec les forces du sultan ottoman Murad IV, qui a conquis l'Irak et y a expulsé les Safawides. Le guide indique également que, avant de retourner à Constantinople après sa conquête de Bagdad, le Sultan Murad IV aurait quitté les unités de l'armée en position pour contrôler la route stratégique reliant Bagdad à l'Anatolie, et que les Turcomans d’aujourd'hui sont en réalité les descendants de ces troupes (2)

Les chefs de famille turcomans à Kirkouk, tels que ceux des familles Nafetchi et Aochi, ont confirmé que leurs ancêtres sont venus avec le Sultan Murad IV. M. Nazem Nafetchi a déclaré, en 1947, que son ancêtre, Kahraman Agha, serait venu de l'Anatolie avec le sultan Murad, et qu'il se serait affecté une terre appelée Baba Gurgur, près de la ville de Kirkouk, dont il aurait extrait de pétrole en se moyennant de méthodes primitives (3)

Abdullah Aochi a également confirmé que sa famille a ses racines à Konya et que son grand-père, Emir Khan, accompagnait le sultan Murad et s'installa plus tard à Kirkouk. (4)

Le guide explique que la religion des habitants de Kirkouk est l’Islam, et souligne ainsi leur forte adhérence à leur foi. Il est aussi relevé que la région comptait de nombreuses mosquées et takias. Il y avait également des citoyens chrétiens, subbis et juifs. Ces derniers (qui ont été forcés de quitter l'Irak pour l’Israël au début des années 1950) étaient engagés dans le commerce, la finance et la joaillerie. Les chrétiens ont été quant à eux impliqués dans toutes sortes de professions. Tous les groupes ethniques vivaient en harmonie les uns avec les autres. C’était cependant généralement les populations tribales kurdes, qui avaient aussi une présence importante dans la ville même, qui peuplait les quartiers, districts et villages.

Les maires de Kirkouk, issu surtout de la famille Talabany, étaient toujours des Kurdes, à l’exception de quelques Turcomans au cours de la période ottomane et de la période monarchique. Le régime baasiste a nommé en 1969 un membre de la famille Tikriti comme maire, il est ainsi devenue le premier maire arabe de Kirkouk.

La ville de Kirkouk a été le centre de Wilayet de ‘Sharazur’ jusqu'en 1879, où elle est devenue un « sandjak », puis ensuite annexée à la Wilayet de Mossoul. En 1918, lorsque l'armée britannique occupait le Wilayet de Mossoul, l'administration britannique créa un nouveau gouvernorat sous le nom d'Arbil, qui était composé des districts d’Arbil, Rawandouz et Koysinjaq. En 1921, les Britanniques ont estimé la population de Kirkouk à 75.000 Kurdes, 35.000 Turcs, 10’000 Arabes, 1.400 Juifs et 600 Chaldéens. Une commission de la Société des Nations, qui visita la Wilayet de Mossoul en 1925 afin de déterminer son avenir, avait estimé que les Kurdes à Kirkouk composaient 63% de la population, les Turcomans 19% et les Arabes 18%. Comme aucun recensement n'avait eu lieu en Irak jusqu'en 1947, la plupart des chiffres n’étaient que des estimations. Toutefois, une estimation officielle, publiée en 1936, a donné le chiffre de la population kurde, qui se montait à 180'000. L'auteur du Guide, que j’ai mentionné plus haut, a estimé que la population de Kirkouk s’élevait à un demi million d’habitants, mais que ce chiffre ne comprenait pas les tribus nomades. Il ajoute que les Arabes vivaient principalement dans le sud-ouest de la région de Kirkouk alors que les Kurdes étaient principalement établis dans le nord-est. Quant au centre de la région, il était habité par les Kurdes, les Turcomans et les Arabes.

La plupart des membres représentant Kirkouk au parlement irakien pendant la période monarchique étaient des Kurdes et des Turcomans. Il y avait rarement des représentants arabes, jusqu’en 1935, où les tribus arabes s’installèrent sur laplaine de Hawija.

Le recensement de 1947 n'a donné aucun détail précis quant à la composition ethnique de la population. Cependant, la colonne 6 du recensement de 1957 donne des détails sur la composition ethnique de l'Irak selon la langue maternelle. Selon ce recensement, la composition ethnique de Kirkouk était comme suit: 48,3% de Kurdes, 28,2% d’Arabes, 21,4% de Turcomans, et le reste était composé d’Assyro-Chaldéens et autres. Le recensement de 1957 demeure le seul accepté comme valable puisque les recensements suivants avaient été organisés après que le régime irakien ait commencé sa politique de nettoyage ethnique par lequel des milliers de familles arabes du centre et du sud de l'Irak se sont installées dans la ville et région de Kirkouk, expulsant ainsi des milliers de familles kurdes.

Avant l’adoption de cette politique, il y avait seulement deux familles arabes résidant dans la ville de Kirkouk ; les Tikriti et les Hadidi. En outre, il y avait des Arabes qui travaillaient en tant que fonctionnaires ou qui servaient en tant qu’officiers et soldats de la deuxième division de l'armée irakienne, dont la plupart était en poste à Kirkouk. Jusqu'en 1955, il y avait juste un lycée dans la région de Kirkouk, où j'étais moi-même étudiant. La majorité des étudiants était composée de Kurdes et de Turcomans, avec un certain nombre d'Arabes, d’Assyriens, d’Arméniens et de Chaldéens. La plupart des étudiants arabes étaient les enfants des fonctionnaires et du personnel militaire, ou de ceux travaillant pour l'Iraq Petroleum Company (IPC).

Par tradition de longue date, les Kurdes, les Turcomans, les Chaldéens ainsi que les Juifs avaient toujours eu leurs propres cimetières. Les Arabes, étant une minorité, enterraient leurs morts dans les cimetières Turcomans. Cependant, dès 1991, le régime irakien commença à créer des cimetières spéciaux pour les colons arabes, et a interdit aux colons arabes chiites d’emmener leurs morts à Al-Najaf pour l'enterrement. Plus tard, le régime procéda même au changement des inscriptions des pierres tombales du kurde à l'arabe, et cela dans une tentative de prouver qu'il y avait eu des Arabes à Kirkouk pendant de longues années !

Selon le Guide, la famille Tikriti est la principale famille arabe de Kirkouk. Le chef de cette famille, Mr. Mazher Tikriti, raconte comment son grand-père, Shebib, serait venu de Syrie en 1048 Hejri avec le sultan ottoman Murad IV, tout comme l’auraient fait les ancêtres des Turcomans. En récompense de leur aide, le sultan aurait donné les villages à la famille Tikriti ainsi que des terres dans le sud-ouest de Kirkouk et dans la petite ville de Tikrit. (5)

D'autres tribus arabes, qui se sont installées à Kirkouk au cours de la période sont les Al-Ubeid et les Al-Juburi. Les Al-Ubeid étaient venues du nord-ouest de Mossoul où ils avaient été chassés par la tribu arabe Al-Shamar. Ils se sont installés dans la plaine de Dialah où ils étaient en conflit permanent avec les Arabes de la tribu d’Al-Aza. (6)

S’agissant des différends qui avaient pris place entre eux, le cabinet de Yasin Al-Hashimi décida en 1935, de les installer dans le district de Hawija après avoir construit un canal d’irrigation a partir du fleuve, le Petit Zab, pour irriguer les terres. L’installation des tribus Al-Ubeid et Al-Juburi a été la première colonie arabe dans la région de Kirkouk. Auparavant, la zone était semi-désertique et était utilisée par les Kurdes uniquement au printemps en tant que lieu de pâturage pour leurs moutons. En règle générale, les relations entre les Kurdes, les Turcomans et même les Arabes de Hawija, ainsi que d'autres groupes de minorités ethniques étaient bonnes jusqu'à ce que le parti Baas ait pris le pouvoir en 1963. Le nouveau régime utilisa la milice des «gardes nationalistes », qui était principalement des Arabes baasistes ainsi que des Turcomans, pour attaquer les Kurdes. Ils ont concentré leurs efforts sur les régions pauvres où ils ont détruit toutes les maisons. En Juin 1963, le régime baasiste a été responsable de la destruction de 13 villages kurdes près de Kirkouk. Les populations des 34 autres villages kurdes dans le district de Dubz, près de Kirkouk ont été forcées de partir, les Arabes du centre et du sud de l'Irak ont été ramenés et installés à leur place. Entre 1963 et 1988, le régime a détruit un total de 779 villages kurdes dans la région de Kirkouk avec leurs cimetières. Dans ces villages se trouvaient 493 écoles primaires, 598 mosquées et 40 petits centres médicaux. (7)

Le but évident de cette destruction était l'élimination de toute preuve de quelconque sorte d’habitation. En tout, 37’726 familles kurdes ont été chassées de leurs villages.

Au cours de la guerre entre l'Iraq et l'Iran, le régime irakien a également détruit une dizaine de villages chiites Turcomans dans le sud de Kirkouk.

Dans la ville de Kirkouk, le régime a pris de nombreuses mesures pour forcer les Kurdes à partir. Les employés de la compagnie de pétrole, les fonctionnaires, ainsi que les enseignants ont été transférés vers le sud et le centre de l'Irak. Les rues de la ville et les écoles ont été renommées en arabe, et les propriétaires des boutiques ont été forcées à adopter des noms arabes. Les Kurdes ne sont pas autorisés à vendre leurs biens immobiliers à une personne autre qu’arabe, et il est interdit d'acheter tout autre bien.

Des milliers de logements ont été construits pour les Arabes et ils se sont également faits attribués des noms arabes. La citadelle historique, avec ses mosquées et son ancienne église a été démolie. Des dizaines de milliers de familles arabes ont été amenées dans la ville et se ont bénéficié de logements et emplois. Ces mesures ont été intensifiées après la guerre du Golfe de 1991. Le régime a empêché la plupart des Kurdes qui avaient fui leurs maisons pendant le soulèvement de cette année-là d'y retourner. En 1996, avant la préparation du recensement de 1997, la soi-disant «loi d'identité» fut adoptée, par laquelle les Kurdes et autres personnes non-Arabes étaient tenus de se faire enregistrer comme arabes. Quiconque refusant de le faire, était expulsé vers la partie du Kurdistan irakien contrôlée par les Kurdes ou dans le sud de l'Irak.

Dans son rapport de 2002, Human Right Watch estima que, depuis 1991, entre 120’000 et 200’000 personnes non-Arabes auraient été expulsées de force de la région de Kirkouk. (8)

Cette situation a perduré jusqu'à la chute du régime en avril 2003, lorsque la ville de Kirkouk a été libérée. Ceux qui ont été expulsés de force ont voulu retourner à leurs maisons et leurs terres, mais de nombreux obstacles les ont empêché. Cependant, des milliers de familles sont revenues à Kirkouk, mais dans une très mauvaise situation, et cela en continuant à vivre dans les tentes. Lorsque la loi administrative de transition (TAL) a été approuvée, l'article 58, visant à résoudre le problème de Kirkouk, a mis en place des mécanismes pour normaliser la situation dans la ville. Toutefois, les gouvernements des Monsieurs Allawi et Jaafari n'ont rien fait pour mettre en œuvre l’article 58. Cela a créé de la méfiance de la part des Kurdes contre le gouvernement central irakien. L'article 140 de la nouvelle constitution irakienne a adopté l'article 58 de la TAL et a fixe un délai pour sa mise en œuvre pour fin 2007. Le Gouvernement de M. Maliki, tout comme celui de M. Allawi et de M. Jafari, n’a pas honoré sa promesse ; l'article 140 n’a pas été appliqué dans la date prévue, et la question de Kirkouk n’a pas été résolue, avec les conséquences dangereuses qui en découleront pour l'avenir de l'Irak.

Les Kurdes ont toujours demandé que cet article soit appliqué, et cela parce que l’article 140 fait partie intégrante de la Constitution irakienne adopté en 2005, et que son application permettrait la résolution d’autres problèmes que rencontre l’Irak.

Apres l’élection de 2005, le gouvernant irakien, ainsi que la plupart des groups politiques irakiens, soutenus par les pays voisins et même par les forces Alliés, ainsi que les représentants des Nations Unis en Irak, ont toujours essayé que l’élection ne soit pas tenue à Kirkouk. Ils ont réussi à empêcher Kirkouk de participer à l’élection régionale de Juillet 2009. Ces mêmes forces ont également essayé d’écarter la participation de Kirkouk à l’élection parlementaire irakien qui a été organisée en Mars 2010. Toutefois, les dirigeants Kurdes avaient cette fois-ci refusé cette proposition, et pour cette raison-là, un grand nombre de groupes non kurdes a été rassemblé dans la liste ‘Al- Iraqiyaa’ pour créer un bloc face aux Kurdes, et ont mis en œuvre tous les moyens possibles pour empêcher que le nombre de représentants kurdes de Kirkouk dans le parlement irakien ne dépasse pas le nombre des représentants non-Kurdes!

L’un des grands problèmes qui devraient être résolu par le nouveau gouvernement de l’Irak est celui de Kirkouk. Un gouvernement de coalition national avec la participation des Kurdes ne pourra être constitué sans que des garanties concernant l’application de l’article 140 dans un délai précis soient données. Cet engagement, qui doit cette fois-ci être donné par écrit, et qui doit imposer un délai strict d’application, est très essentiel pour les Kurdes.


Présenté à un Symposium concernant le Kirkouk statue et l’article 140 de la Constition irakien, organisé par l’Institut Kurde de Paris, le 14 May 2010.