Séisme en Turquie : des années de corruption et de laisser-faire fragilisent Erdogan

mis à jour le Jeudi 16 février 2023 à 15h51

Lemonde.fr | Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant)

Dès 2003, Recep Tayyip Erdogan avait promis de faire le ménage dans le secteur de la construction. Vingt ans plus tard, la mauvaise qualité des bâtiments a joué un rôle majeur dans le bilan humain.

L’image est cruelle et le contraste saisissant. D’un côté, la petite ville d’Erzin, dans la province de Hatay, la région du sud de la Turquie la plus touchée par le séisme du 6 février, ses 42 000 habitants et ses maisons de petite taille, toutes debout. De l’autre, la région alentour et ses paysages apocalyptiques, les quartiers entiers rasés d’Antakya ou de Dörtyol, aplatis comme des feuilles de papier, ses scènes de désolation et de mort.

A l’exception de quelques rares maisons et des minarets des mosquées, Erzin n’a enregistré aucun dommage, ni victimes ni blessés. Interrogé, le jeune maire de la commune, Okkes Elmasoglu, a expliqué qu’il n’avait jamais autorisé de construction illégale. « Certains ont essayé, a-t-il précisé. Nous les avons alors signalés au bureau du procureur et pris la décision de démolir les édifices. » Ici, la majorité des habitations sont soit individuelles, soit à quatre étages. Le bâtiment le plus élevé en compte six. « Nous devons tous ensemble changer radicalement de mentalité, ajoute l’élu. Si une maison doit être détruite, il faut rester rigoureux, l’Etat ne doit pas octroyer de privilèges et le citoyen ne doit pas chercher de passe-droits. » Et puis ceci, sur le même ton de l’évidence et de la simplicité : « Nous avons tous besoin d’un meilleur fonctionnement des mécanismes de contrôle du pouvoir. »

Tout est dit des rapports de la puissance publique et du secteur de la construction. Les mots de l’édile local viennent à l’appui des critiques de plus en plus nombreuses d’experts qui dénoncent le manque d’anticipation des autorités, mais aussi la corruption des promoteurs immobiliers et leur collusion avec les plus hautes sphères du pouvoir turc. Un cocktail mortifère dans un pays à haut risque sismique, situé à la croisée de trois plaques tectoniques extrêmement actives.

« On peut prévenir une catastrophe »

En un peu plus d’un siècle, la Turquie a connu une vingtaine de tremblements de terre d’une magnitude supérieure à 7 sur l’échelle de Richter. Près de 7 habitants sur 10 vivent dans une zone sismique, soit 60 millions de personnes sur 85 millions. Aujourd’hui, au moment même où la panique des premières heures a largement cédé la place à la colère des survivants, le dernier bilan – encore provisoire – fait état de 40 000 morts et près de 26 millions de personnes affectées sur l’ensemble de la région.

« Il s’agit d’un désastre causé par des constructions de mauvaise qualité, pas par un tremblement de terre », dit sans détour David Alexander, professeur de planification d’urgence à l’University College de Londres. « Bien sûr que l’on ne peut pas prévenir un séisme, mais on peut prévenir une catastrophe, abonde Taner Yüzgeç, de l’Union des chambres d’ingénieurs et des architectes de Turquie. Dans notre pays (…), les lois et les règlements adoptés, les plans et les projets créés après des années de travail restent sur le papier. Après la tragédie, on panse les plaies, et puis rien. La spéculation et la rente continuent, les étages s’élèvent toujours un peu plus haut. » D’après ses données, sur les quelque 10 millions d’édifices érigés en Turquie, 6,5 à 7 millions seraient à risque.

Sur le terrain, il est de notoriété publique, selon Eyup Muhcu, président de la chambre des architectes, que de très nombreux immeubles dans les zones frappées par le séisme ont été construits avec des matériaux et des méthodes de piètre qualité. Ce constat comprend des bâtiments anciens, mais aussi des édifices construits ces dernières années, bien après l’adoption de standards censés limiter les destructions. Au moins la moitié des immeubles des dix provinces touchées par le tremblement de terre ont été érigés après 2001. « Le parc immobilier était fragile et peu solide, malgré la réalité sismique, résume Taner Yüzgeç. Un problème largement ignoré car trop coûteux à résoudre, impopulaire et susceptible de freiner un moteur-clé de la croissance économique du pays, si chère au gouvernement. »

Pour comprendre cette curée immobilière qui porte indubitablement la marque des deux décennies de gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation créée par le président Recep Tayyip Erdogan, il faut remonter au dernier grand tremblement de terre d’Izmit, en 1999, près d’Istanbul, qui a constitué – terrible ironie du destin – l’un des marchepieds de l’actuel chef de l’Etat vers le pouvoir.

Corruption généralisée

A l’époque, déjà, le pays est pris de court par ce puissant séisme survenu dans la région de Marmara qui fait près de 18 000 morts. Les autorités paraissent totalement dépassées. Recep Tayyip Erdogan, lui, est sur tous les fronts. On se souvient de ces images de l’ex-maire d’Istanbul dans la tente des secours, assis par terre avec sa femme, aux côtés des victimes, imputant tous les maux dont souffre le pays à la corruption généralisée et aux institutions éloignées des préoccupations de la population. C’est sur la promesse d’un parc immobilier solide et accessible à tous grâce à des crédits bon marché qu’il bâtit alors une grande partie de sa popularité. Il l’assure, sous son règne, les choses changeraient radicalement.

Faciliter l’accès à la propriété

Un peu partout, la politique de transformation urbaine souhaitée par l’AKP est en marche. Sa mise en œuvre est assurée par TOKI, l’Agence nationale du logement social. Fondée en 1984 pour pallier le manque d’habitations pour les bas revenus et freiner l’étalement des quartiers informels, l’agence est pourvoyeuse de crédits à taux réduits pour la construction de coopératives de logements jusqu’en 2003. Avec l’arrivée de l’AKP, TOKI, rattachée au bureau du premier ministre, se transforme en bras armé de la politique économique d’Erdogan. Elle s’impose comme l’acteur et le promoteur le plus puissant du secteur foncier et immobilier du pays. Sa mission principale est de faciliter l’accès à la propriété des nouvelles classes moyennes et populaires, cœur électoral du pouvoir en place.

Hormis la production de logements de qualité médiocre, TOKI est habilitée à la mise en place de plans directeurs. Ces opérations financières sont menées en puisant dans un vaste registre de terres, transférées par l’Etat, ainsi que par des leviers législatifs qui permettent des expropriations rapides. Des lois autorisent la mise en œuvre d’opérations, en partenariat public-privé, avec des groupes immobiliers, toujours plus tentaculaires. TOKI est partout. Autrefois apanage des municipalités, le pouvoir de transformation urbaine revient désormais à l’agence.

En 2007, la tentative de moralisation de la profession des promoteurs immobiliers, les fameux « mutahit », engagée par le directeur de TOKI, Erdogan Bayraktar, ancien patron du BTP et ami de vingt ans du premier ministre, fait long feu. Le pays compte 200 000 acteurs dans ce secteur d’activité, un chiffre unique au monde, et les résistances sont tenaces. « TOKI avait la responsabilité de réorganiser la profession et choisit finalement de se consacrer aux projets juteux et importants, liés aux grands créanciers », pointe Jean-François Pérouse, spécialiste des questions d’urbanisme, installé à Istanbul depuis 1999.

Les mécanismes de surveillance court-circuités

S’ensuivent des décisions qui doivent moins à une quelconque maîtrise des risques qu’à la volonté de laisser libre cours aux lois du marché. En 2011, le ministère des travaux publics est supprimé. L’année suivante, une loi autorise la saisie de terrains en cas de « risques sismiques », une façon de « court-circuiter les mécanismes de surveillance existants jusque-là », souligne l’expert. En 2013, après les événements de Gezi, lorsque des centaines de milliers de Turcs se dressent contre un projet d’aménagement urbain au centre d’Istanbul, le gouvernement décide de retirer à la chambre des ingénieurs, particulièrement à la pointe de la contestation, la validation du contrôle technique du bâti. En un peu plus d’une décennie, la loi sur les marchés publics est révisée – plus de 160 fois au total.

La connivence croissante entre le pouvoir politique et le secteur de la construction défraye régulièrement la chronique jusqu’au scandale retentissant qui éclate le 17 décembre 2013. Ce jour-là, un vaste coup de filet a lieu dans l’entourage du premier ministre. Cinquante-six personnalités sont auditionnées par la police, parmi lesquelles figurent les fils de trois ministres, dont celui d’Erdogan Bayraktar, et d’autres élus de l’AKP. L’opération porte sur des allégations de malversations, corruption et blanchiment d’argent. TOKI est dans le collimateur. Des élus sont soupçonnés d’avoir délivré des permis de construire mettant en danger la sécurité de certains édifices. Des magnats de l’immobilier sont cités, on parle des « cinq gros », les cinq géants du BTP, tous proches du pouvoir et qui se partagent les marchés publics. Six mois plus tard, le nouveau procureur chargé du volet immobilier des enquêtes abandonne les charges contre tous les suspects.

En 2018, l’amnistie qui a eu lieu avant les élections rapporte 24 milliards de livres turques (environ 1,2 milliard d’euros). Entrepreneurs fraudeurs ou promoteurs accusés de malversations s’en sortent ainsi à bon compte. Plus l’infraction est élevée et plus l’amende est lourde. Un moyen efficace de rapporter de l’argent à l’Etat et d’effacer les ardoises ainsi que les erreurs passées. Une amnistie de même type était en cours de négociation à Ankara pour les élections de 2023. Quant aux revenus de la fameuse taxe antisismique, estimée à 35 milliards de livres, ils ont été utilisés à la construction de routes, d’aéroports ou de logements, et non pas pour consolider le bâti, de l’aveu même de l’ex-ministre des finances Mehmet Simsek, ancien fidèle d’Erdogan.

« Se préparer à un tremblement de terre est un travail d’infrastructure coûteux et, par définition, peu visible, explique Taner Yüzgeç. Le réflexe politique étant d’éviter d’attribuer des ressources à ce que l’on ne voit pas, les travaux de prévention sont relégués au second plan, avec les conséquences que l’on sait. » A ce jour, aucune commission d’enquête n’a été lancée pour déterminer les causes profondes de la catastrophe.