"9 jours à Raqqa" au cinéma : maire kurde de la ville, "Leïla Mustapha est une étoile dans la longue nuit syrienne"

mis à jour le Mardi 7 septembre 2021 à 16h59

Geo.fr | Léia Santacroce

Alors que s'ouvre ce mercredi, à Paris, le procès des attentats du 13 novembre 2015, commandités à l'époque depuis la cité syrienne de Raqqa, ancienne capitale autoproclamée de l'Etat islamique, un documentaire sort en salle sur Leïla Mustapha, épatante présidente kurde du Conseil civil qui se démène pour rebâtir sa ville.

Avant de se rendre au nord de la Syrie, elle avait prévenu son éditeur : pas dit qu'elle reviendrait de Raqqa avec de quoi nourrir un livre. Après neuf jours sur place auprès de Leïla Mustapha, co-présidente du Conseil civil de la ville, la journaliste et écrivaine Marine de Tilly a rapporté un portrait paru chez Stock (La femme, la vie, la liberté), et un documentaire, 9 jours à Raqqa, en salle ce 8 septembre, qui faisait partie de la sélection Cannes 2020.

"Le film est le journal de bord de ces neuf jours passés sur le terrain pour l'écriture du livre", détaille Xavier de Lauzanne, le réalisateur. C'est lui qui, par l'intermédiaire d'un ami commun, s'est greffé à l'aventure avec caméra et preneuse de son pour y tourner le premier volet d'une trilogie consacrée à la vie après Daech. C'était en février 2019, un peu plus d'un an après la libération de l'ancienne capitale autoproclamée de l'Etat islamique par les Forces démocratiques syriennes, coalition arabo-kurde à domina­tion kurde.

Kurde, syrienne, musulmane, trentenaire, ingénieure et non-voilée, Leïla Mustapha est co-maire de la ville depuis 2017 (elle partage le poste avec un homme arabe, conformément aux règles des conseils civils de la région du Nord et de l'Est de la Syrie). Elle se démène pour reconstruire sa ville, celle d'où les attentats du 13 novembre 2015 avaient été commandités. Un défi titanesque qu'elle relève avec un calme et une détermination qui appellent le respect, et qui ont immédiatement convaincu le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf de composer la musique du film pour ses "frères syriens et ses sœurs syriennes".

Rencontre avec les auteurs de ce portrait lumineux.

GEO : Comment présenteriez-vous Leïla Mustapha ?

Marine de Tilly : C'est une sorte de gifle émancipatrice au visage du Moyen Orient. C'est une femme courageuse pleine d'espoir et de volonté, qui est en train de faire de Raqqa - où, il y a trois ans, on était au Moyen Age islamiste - un laboratoire de démocratie inédit non seulement en Syrie, mais partout au Moyen Orient. La première image qui me vient quand je pense à elle, c'est une sorte de lumière, d'étoile, dans la longue nuit syrienne.

Pourquoi neuf jours ?

Xavier de Lauzanne : Parce que c'est à la fois beaucoup et pas beaucoup. Il fallait rester suffisamment pour que Marine (de Tilly) puisse récolter les infos nécessaires pour son livre, et il ne fallait pas rester davantage pour des questions de sécurité. Au bout de neuf jours, on était déjà largement identifiés dans la zone. C'était un peu plus d'un an après la libération, la ville n'était pas encore complètement sécurisée, donc il ne fallait pas s'éterniser.

Marine de Tilly : Neuf jours, là-bas, c'est déjà beaucoup. Enfin, très peu pour faire ce qu'on avait à faire, mais d'ordinaire, on y reste beaucoup moins. On avait dans l'idée d'y retourner, mais on n'a pas pu à cause des offensives turques au nord du pays. Donc a dû faire le livre et le film avec nos neuf jours dans notre escarcelle.

Etes-vous toujours en contact avec Leïla ?

Xavier de Lauzanne : Oui, on communique avec elle via WhatsApp, en arabe parce qu'elle ne parle ni anglais ni français, donc avec l'aide de Google Translate, qui fait parfois de drôles de traductions… Et aussi par l'intermédiaire de Gulistan Sido, qui est l'interprète venue de Qamichli (au nord de la Syrie) que l'on voit dans le film.

Marine de Tilly : Leïla dit toujours que tout va bien, elle n'est pas du genre à s'étendre. On lui demande souvent des nouvelles, mais on ne peut pas aller dans le fond des choses. Et puis vous ne commencez pas à donner des détails au téléphone ou sur WhatsApp. On sait qu'elle est toujours en place et qu'elle exécute toujours sa mission à la tête du Conseil civil de Raqqa. On se doute que les événements en Afghanistan ont dû avoir une incidence psychologique, mais on n'en sait pas plus.

Est-ce que vous feriez le parallèle entre le retrait des troupes américaines de Syrie en 2019 et le retrait des troupes à Kaboul au mois d'août 2021 ?

Marine de Tilly : Trois jours après le retrait des Américains (en octobre 2019, ndlr), le président turc Erdogan (qui assimile tous les combattants kurdes au PKK honni, ndlr) prenait une bande dans le nord de la Syrie, mais qui n'incluait pas Raqqa. Donc là-bas, pour l'instant, la situation reste relativement stable. Mais la pression turque est de plus en plus forte. Et même si le contexte n'a rien à voir, ce qui vient de se passer à Kaboul la renforce. Il y a des offensives brutales par le nord. La Turquie arrive avec ses chars et pousse la frontière.

Par ailleurs, on ne peut pas prétendre que l'Etat islamique a été vaincu par la guerre du jour au lendamain. A Raqqa, il y a des cellules islamistes dormantes. On peut présumer que le départ des Américains va les rasséréner à fond.

9 jours à Daqqa est le premier volet d'une trilogie intitulée "La vie après Daech". Après le double attentat suicide survenu à Kaboul le 26 août et revendiqué par l'Etat islamique, n'est-ce pas trop tôt pour évoquer la vie d'après ?

Xavier de Lauzanne : Si on ne parle jamais de "vie après Daech", il n'y aura jamais de vie après Daech. C'est un parti pris. C'est une question d'équilibre, c'est extrêmement important de mettre en lumière ces symboles qui font vivre l'espoir. On sait bien qu'il n'y a pas vraiment de stabilité dans la région, que c'est encore dangereux, qu'on ignore comment ça va évaluer, qu'il y a des vides et des instabilités politiques très fortes... Mais dans ce "chaos", il y a quand même des gens qui se battent pour les libertés fondamentales de l'être humain, et il faut les encourager.

Raqqa, c'est quand même l'ancienne capitale autoproclamée de l'Etat islamique, c'est de là qu'ont été ordonnés les attentats de Paris. Nous avons été directement touchés par ce qui s'est passé dans cette ville dont on ne connaissait absolument rien auparavant. Aujourd'hui, on ne peut pas prétendre ne rien connaître de Raqqa. Pour garantir notre sécurité, à nous d'encourager le changement là-bas. Et ça passe par accompagner celles et ceux, comme Leïla Mustapha, qui essayent de donner une autre vision de l'avenir en suivant des valeurs universelles qui sont les mêmes que les nôtres. Donc oui, il existe une vie après Daech.

Le film sort le 8 septembre, jour de l'ouverture du procès aux assises des attentats du 13 novembre, est-ce un hasard ?

Xavier de Lauzanne : Un hasard total. Ce n'était pas prémédité, on n'aurait pas osé un tel plan marketing. Les attentats de Paris ont une portée anxiogène importante. A l'inverse, notre film essaye d'apporter un peu de lumière. Donc ce n'était pas voulu, mais ça tombe comme ça.

Quid des deux autres volets de la trilogie ?

Xavier de Lauzanne : "La vie après Daech", ce sont trois films, dont le point commun est de raconter une forme de reconstruction du lien social après la guerre, à travers trois expériences. Une expérience politique, c'est celle que mène Leïla Mustapha et son Conseil civil à Raqqa, une expérience médiatique sur Radio al Salam, une radio du nord de l'Irak dont les animateurs, les jeunes journalistes, sont issus des communautés chrétiennes, musulmanes et yezidies. Et le troisième film, ce sera Mossoul Campus, sur la reconstruction de la grande bibliothèque de l'université de Mossoul qui a complètement brûlé sous Daech et qui est en cours de réhabilitation. En parallèle, vivent des étudiants qui, aujourd'hui, sont très conscients de la valeur de l'éducation et de la culture en tant que remparts contre l'extrémisme et la barbarie.