Les révélations d’un chef mafieux turc sur des proches d’Erdogan

mis à jour le Lundi 31 mai 2021 à 18h06

lefigaro.fr | Minoui, Delphine | 30/05/2021

 

Sur YOUTUBE, un truand notoire accuse des proches du président Erdogan d’avoir organisé des crimes et couvert des trafics.
 

TURQUIE « Mes chers frères, mes chers amis… » Assis derrière un bureau en verre, Sedat Peker ­salue son nouveau fan-club d’un sourire narquois, et bombe le ­torse sous une chemise ouverte à la BHL. À chaque épisode, même manège : suivi par des centaines de milliers de spectateurs, le chef de la pègre turque en exil soigne les apparences et nourrit un ­suspens digne d’une série Netflix, avant de déballer son linge sale contre l’entourage du président Erdogan. Trafic de drogue, assassinats politiques, viol, corruption au plus haut niveau… Tout y est passé en revue, sans filtre ni re­tenue, sur une chaîne YouTube créée pour l’occasion, et dont le succès inattendu se fait le miroir d’une population qui doute de plus en plus d’un pouvoir miné par l’autoritarisme et le clienté­lisme. « Une fois de plus, la dégénérescence de l’État et les inquié­tudes qui en découlent sont à l’ordre du jour », estime le quo­tidien Cumhuriyet pour expliquer la viralité de ses vidéos - l’une d’elles a enregistré 15 millions de vues - qui mettent en lumière les relations incestueuses entre ­l’alliance islamo-nationaliste au pouvoir et le crime organisé.

Parmi les cibles privilégiées du truand figure l’actuel ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, qu’il surnomme « le coquet » et qu’il jure de « détruire » pour l’avoir trahi après l’avoir un temps protégé - c’est lui qui, notamment, lui aurait conseillé, en 2019, de prendre la poudre d’escampette après l’ouverture d’une enquête judiciaire contre lui. Le sulfureux mafioso, d’abord planqué au Monténégro, puis aux Émirats arabes unis, s’attaque également sans merci à Berat Albayrak, le gendre d’Erdogan, ou encore au fils de l’ancien premier ministre Binali Yildirim Erkam, accusé d’être mêlé à une affaire de trafic de cocaïne colombienne. Il ne retient pas non plus ses attaques contre l’ex-ministre de la Justice et de l’Intérieur Mehmet Agar, qu’il dit être impliqué dans le meurtre d’un journaliste chy­priote en 1990 et dans celui, en 1993, d’un célèbre reporter turc d’investigation. « Ça n’est pas fini, on va en reparler », promet-il à chaque épisode, maniant habilement l’art du « teasing » et de la provocation.
 
Le gangster aux cheveux poivre et sel de 49 ans a le sens de la mise en scène. Dans son bureau salon aux murs dénués de tableaux, des tiges de bambou évoquent - volontairement ? - des barreaux de prison - il a été ­emprisonné de 2007 à 2014. La pièce, dépourvue de lumière naturelle, est à l’image de ces nombreuses chambres d’hôtel aseptisées qu’on trouve dans n’importe quel coin du monde - le gangster en cavale omet sciemment de mentionner où il se trouve. Chaque épisode, pimenté d’anecdotes croustillantes, est accompagné d’un livre, posé en évidence sur sa table, tel le roman de l’Américain Mario Puzo, C’est idiot de mourir (1979), ou encore une biographie de Bob Dylan, intitulée Le Vilain Mes­sager. Sedat Peker a même surpris son public en exhibant lesMémoires de Léon Trotski. Façon de se faire passer pour un dissident et de faire oublier son passé crapuleux ?
 
L’homme, rappelle le journa­liste turc Murat Yetkin, n’est pas un enfant de chœur. « Sedat Peker, dont les vidéos tournent ces derniers jours sur les réseaux comme s’il s’agissait d’un influenceur, n’est pas un opposant poussé à l’exil pour des raisons politiques. Peker n’est pas non plus un Robin des bois qui prend aux riches pour donner aux pauvres. Ce n’est pas non plus un héros du peuple qui s’est donné pour noble mission de faire le ménage dans le pays… C’est un membre de la pègre », précise-t-il sur son blog, à l’attention des jeunes qui voudraient y voir un lanceur d’alerte à la Edward Snowden.
 
Avec son franc-parler et sa bouille de truand, Sedat Peker figure depuis les années 1990 au palmarès des grands noms du ­crime organisé. Connu pour ses penchants d’extrême droite, spécialiste du racket et du trafic de drogue, il a longtemps affiché un étonnant soutien à Recep Tayyip Erdogan. Il se fait ainsi photographier en sa compagnie. Il organise des meetings politiques dans la ville natale du raïs et l’encourage à traquer ses détracteurs. Quand, en 2016, l’homme fort du pays part en guerre contre les universitaires signataires d’une « pétition pour la paix » réclamant la fin des opérations militaires turques au Kurdistan, Sedat Peker leur promet de « prendre une douche avec leur sang ».
 
Mais il finit par tomber en disgrâce. Dans ce petit monde de la mafia, pétri de règlements de comptes et d’alliances à géométrie variable, les amis d’hier deviennent vite les ennemis de demain. Sa rivalité avec un autre nom célèbre du banditisme, Alaattin Cakici, lui aurait ainsi joué des tours : emprisonné pour une série de meurtres, dont celui de sa ­femme, et libéré en avril 2020, ce dernier est un protégé du leader du parti ultranationaliste, le MHP, devenu l’allié indispensable du pouvoir d’Erdogan. Sedat Peker entretient également des relations conflictuelles avec les frères ­Albayrak, dont l’un, Berat, est non seulement le gendre du président turc mais aussi l’ex-ministre de l’Économie ; et l’autre, Serhat, le patron de Turkuvaz Media, qui détient notamment le journal ­Sabah.
 
Face aux sorties explosives de Sedat Peker, le quotidien pro-gouvernemental n’a d’ailleurs de cesse de crier au complot occidental contre Ankara. «L’Administration Biden tâche de véhiculer un certain scénario parce que la Turquie est pour elle un grand ­obstacle. En effet, Erdogan est à ses yeux l’homme qui, ces dix-neuf dernières années, a su diriger et guider la Turquie vers l’indépendance absolue, faisant d’elle un leader régional et mondial, malgré les résistances… Tout comme elle l’avait fait lors du putsch militaire du 28 février 1997 et lors des arrestations du 17 au 25 décembre 2013 (affaires de corruption au sein de l’AKP), elle essaie encore et toujours (de nuire à la Turquie), en recourant à des opérations de plus en plus violentes », peut-on lire dans ses colonnes.
 
Espérant faire taire l’escroc-youtubeur, le ministre de l’Intérieur turc vient de porter plainte pour insulte et diffamation. Quant à Erdogan, il s’est engagé à le juger en promettant de lutter contre le crime organisé. D’aucuns s’étonnent, cependant, de ne pas le voir plus pressé de le faire arrêter quand, selon un récent rapport de Freedom House, les autorités turques sont capables de traquer et capturer de présumés terroristes du Kosovo au Kenya. Mais du point de vue du pouvoir, ces ­vidéos, dénuées de preuves directes, ont au moins le mérite de détourner l’attention de la chute de popularité du chef de l’État turc et de la hausse de l’inflation. En outre, le mafioso se garde de viser directement Erdogan, qu’il continue à appeler « frère Tayyip », et se contente d’accuser son cercle intime de le tenir dans l’igno­rance. De quoi permettre au président turc de tirer parti de la situation pour, in fine, sortir la tête haute en sacrifiant certains de ses proches. «Réduire le débit d’internet, interdire et bloquer rapidement la diffusion : c’est la routine habituelle à la moindre révolte, la ­moindre campagne sur les réseaux. Mais pas dans le cas des vidéos postées par Peker, pourtant annoncées des jours à l’avance (…) D’une certaine manière, on peut dire que plus Peker déballera, plus il sera facile pour Erdogan de faire le mé­nage dans son entourage », estime Murat Yetkin.