IL Y A 38 ANS La déportation et le massacre de 8000 Barzanis

mis à jour le Vendredi 6 août 2021 à 17h55

Il y a 38 ans, le 31 juillet 1983, 8000 hommes de Barzan, âgés de 10 à 85 ans étaient raflés par les forces spéciales irakiennes. Conduits d'abord au camp d'internement de Kushtepe près d'Erbil, ils ont ensuite été déportés vers les déserts du sud irakien de la province de Musenna où ils ont été enterrés vivants. Le régime de Bagdad voulait "éradiquer une fois pour toutes ce foyer de rébellion contre l'Etat irakien".

Ce massacre est considéré comme le début de la vaste campagne génocidaire menée par le régime de Saddam Hussein qui a duré jusqu'en septembre 1988 et qui a fait 182.000 morts dans la population civile du Kurdistan irakien.

Grâce au témoignage d'un survivant, un adolescent de 14 ans à l'époque, Timour, donné pour mort qui à la nuit tombée a réussi à ramper jusqu'à un campement nomade arabe où il a été accueilli et grâce aussi aux archives irakiennes saisies après la chute du dictateur irakien, certaines de ces fosses communes ont pu être localisées et des équipes de recherche ont pu déterrer plusieurs centaines de ces Barzanis. Identifiés par leurs costumes typiques ils ont été rapatriées au Kurdistan où ils reposent dans un cimetière-mémorial de Barzan. En 2011, la Cour suprême irakienne a reconnu ce massacre de civils comme un crime de génocide.

Une vallée écolo et résistante

Barzan est une belle et fertile vallée du Kurdistan irakien située non loin de la frontière avec le Kurdistan de Turquie. Cette vallée était peuplée de Kurdes musulmans mais aussi de juifs et de chrétiens vivant en quasi autarcie de l'agriculture et de l'élevage. Ses habitants, qu'ils soient musulmans, chrétiens ou juifs sont appelés Barzanis, originaires de Barzan. Les Barzanis ne sont donc pas une tribu ou un clan. La famille la plus éminente de la vallée est celle des cheikhs, (leaders spirituels) de Barzan qui joue depuis les années 1920 un rôle de premier plan dans la résistance et la vie politique kurde d'abord sous la direction de Mustafa Barzani, héros de la résistance contre la monarchie irakienne et les Britanniques et commandant en chef des armées de la République kurde de 1946 au Kurdistan iranien. Après un exil en URSS de 1946 à 1959, il est rentré en Irak et de 1961 à 1975 il a dirigé la résistance kurde contre les dictatures militaires se succédant à Bagdad. L'un de ses nombreux fils, Massoud Barzani est devenu chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), puis le premier président élu du Kurdistan irakien jusqu'en 2017. L'actuel président du Kurdistan, Nechirvan Barzani est le petit fils de Mustafa Barzani.

Leurs adversaires politiques, nombreux notamment dans la province de Suleimanieh, fief de l'Union patriotique du Kurdistan et du mouvement Goran (Changement), critiquent ces "successions dynastiques". De leur côté le PDK  évoque l'exemple des Gandhis qui ont donné à l'Inde plusieurs dirigeants issus de la même famille, légitimés par le suffrage universel.

Les cheikhs de Barzan appartiennent à la confrérie soufie de Naqshabendis introduite au XIXe siècle au Kurdistan par Mewlana Khalid, un leader spirituel kurde qui a eu une forte influence dans la région et qui est enterré à Damas. L'un de ses "califes" le Cheikh Obeidullah de Nehri, a animé le plus important soulèvement kurde du XIXe siècle contre les empires ottoman et perse. Ses troupes ont, en 1881, pris le contrôle d'une grande partie du Kurdistan et même de la ville iranienne de Tabriz. Pour "éviter de verser du sang musulman et trouver une solution à l'amiable" le Sultan-calife ottoman l'a invité à İstanbul où il a été couvert d'honneurs pour le retenir et il a fini par être déporté en "terre sainte", à la Mecque où il est décédé.

Un cheikh réformateur

Le premier cheikh de Barzan fut Abdusselam, né en 1868, frère aîné de Mustafa Barzani. Réformateur, il a adapté les principes de la confrérie et de l'islam aux réalités de sa vallée afin d'assurer la cohésion et la solidarité de ses habitants, il a prêché l'égalité de tous, les musulmans, chrétiens ou juifs, "tous créatures de Dieu". La religion était pour lui une éthique exigeant le respect d'autrui, de sa dignité, de son honneur, de sa famille et de ses croyances. Pour assurer cette égalité  il a procédé à une réforme agraire en distribuant la terre aux paysans qui la cultivent il a doté chaque village d'une mosquée servant non seulement de lieu de prières collectives mais aussi de lieu de vie communale et sociale pour discuter des affaires du village et régler d'éventuels litiges. Chaque village était dirigeait par un conseil et devait contribuer à la formation et à l'entretien d'une force armée chargée de la défense de la vallée, les fameux guerriers barzanis.

Cheikh Abdusselam Barzani

Il a interdit la chasse ainsi que l'abattage des arbres pour protéger l'environnement et respecter la nature. Il a interdit à ses disciples les mariages forcés et la dot afin que les jeunes gens qui s'aiment quelle que soit leur condition sociale puissent se marier. Il décourageait aussi le pèlerinage à la Mecque comme un acte de piété ostentatoire incitant les croyants d'aider plutôt leurs voisins nécessiteux.

Après assurer l'unité de sa vallée, il avait réussi à rassembler les chefs des tribus kurdes du wilayet (gouvernorat) de Mossoul pour adresser ensemble une requête au Sultan-Calife demandant que la langue kurde soit reconnue comme la langue officielle des régions peuplées de Kurdes, que l'enseignement y soit dispensé en kurde et que les impôts qui sont prélevés soient utilisés en priorité pour les services publics de ces régions.  Ce "manifeste" à teneur nationaliste lui a valu les foudres du pouvoir ottoman.

Déclaré "hérétique" et rebelle, il  a été arrêté et pendu le 14 décembre 1914 à Mossoul dont, ironie du sort, le gouverneur Suleyman Nazif était lui-même un kurde de Diyarbakir au service de l'empire.

Son successeur, cheikh Ahmed (1896-1969), a poursuivi l'enseignement et le combat de son aîné. Jusqu'à la fin de sa vie il a toujours refusé de toucher à l'argent qu'il considérait comme le pire corrupteur et polluant de relations humaines. Il a vécu dans une petite maison toute simple vivant du fruit du labeur des siens s'adonnant à l'agriculture et à l'élevage. Aux heures de la prière musulmane il se retirait dans sa chambre car pour lui et pour les siens la prière devait rester un acte de communion entre le croyant et son Dieu. L'enseignement du cheikh Ahmed a eu une forte influence sur son frère cadet Mustafa Barzani, d'abord leader politico-militaire de sa vallée contre les Britanniques, puis leader du mouvement national kurde. La protection des minorités religieuses, le refus du terrorisme ou tout acte visant des civils y compris les membres des familles de militaires ou policiers irakiens en guerre contre les Kurdes ont été au cœur de son éthique de combat. Il a aussi entretenu des relations suivies avec des juifs de Barzan partis en Israël mais très attachés à leur terre natale, continuant eux aussi, à s'appeler Barzani ou à la génération suivante Bar pour "s'intégrer".

Ces valeurs restent encore très vivaces parmi les habitants de Barzan, elles assurent leur cohésion et leur dévouement sans faille à la famille Barzani. Le président Massoud Barzani avait dû négocier longtemps pour faire accepter aux habitants de Barzan son projet d'y construire une résidence moderne afin de pouvoir y accueillir, lors des vacances d'été, diplomates et responsables politiques, projet qu'ils jugeaient peu conforme à leurs valeurs égalitaires et communautaires.


Cheikh Ahmed et Mustafa Barzani

Complétement rasés par l'armée irakienne les villages de Barzan ont été reconstruits dans les années 1990 par les survivants de retour d'exil. Mustafa Barzani et son fils Idris y reposent dans des tombes d'une grande simplicité sur une colline dominant la vallée, devenue un lieu de pèlerinage pour les Kurdes venant de toutes les régions du Kurdistan.

Photos de la déportation des Barzanis