Hasankeyf, village millénaire bientôt englouti sous les eaux

mis à jour le Mercredi 26 février 2020 à 16h44

lefigaro.fr | Par Minoui Delphine, envoyée spéciale à Hasankeyf | 26/02/2020

Dans le Sud-Est turc, la population à dominante kurde assiste, impuissante, à la construction d’un barrage qui va noyer un village vieux de 12 000 ans. Les autorités avancent des raisons économiques, mais les activistes y voient un geste politique d’Ankara contre la minorité kurde.

Il était, il n’était pas… ». Ce pourrait être le début d’un conte - c’est ainsi qu’ils commencent tous en Turquie. Ou l’amorce d’un roman dystopique. Quand on arrive à Hasankeyf, les yeux rivés sur les toits noyés sous les eaux du Tigre, c’est la première phrase qui se glisse à l’esprit, comme le refrain entêtant d’un désastre - bien réel - annoncé. « Il était » : une cité millénaire de Mésopotamie, l’un des plus vieux sites habité par les hommes. « Il n’était pas » : ce que prétendront, un jour, les manuels d’histoire lorsque la petite ville du Sud-Est turc sera entièrement engloutie, rayée des cartes de géographie au profit d’un barrage géant, projet fétiche de l’ambitieux président Erdogan.

« C’est un génocide culturel », s’emporte Saliha Ruzgar, les sourcils en accents circonflexes. Le matin même, cette Kurde de Batman, à 36 kilomètres d’ici, a fait monter ses enfants en voiture pour faire avec eux ses adieux à Hasankeyf, son village natal. « Il y avait urgence. Je voulais leur montrer d’où je viens, la magie de ce lieu condamné à disparaître. Avant qu’il ne soit trop tard », glisse-t-elle, la voix pétrie d’émotion. Bonnet à pompons sur la tête, son aînée, Sevda, enchaîne les selfies au bord de la vallée du Tigre, dont la crue ne cesse de monter. Là-bas, de l’autre côté du pont qui sépare le village en deux, la vieille citadelle se dresse, orpheline, sur l’impressionnante falaise trouée de grottes qui domine, en contrebas, les maisons évacuées. « C’est ma première fois ici. Quelle beauté. Et quel gâchis. Le jour où tout sera immergé dans les profondeurs aquatiques, il me restera au moins ces quelques photos, gravées dans mon smartphone », murmure la jeune femme de 24 ans.

Les critères de l’Unesco 

À la terrasse du salon de thé qui surplombe cette étendue d’eau faussement calme où barbotent quelques canards, des touristes coréens ont pris place à la dernière table libre, incrédules face à ce tableau en mutation. « Mais pourquoi donc détruire ce site ? », lance l’un d’eux, caméra à l’épaule. La réponse officielle est économique. Avec Ilisu - le nom de ce barrage géant qui a coûté plus d’un milliard d’euros -, Ankara espère fournir l’équivalent de 3 % de la production nationale d’électricité et irriguer 1,7 million d’hectares. D’un point de vue stratégique, c’est un moyen idéal de domestiquer le Tigre, mais aussi l’Euphrate, afin de contrôler, si besoin, le débit des fleuves qui descendent vers la Syrie et l’Irak voisines. Dans les discours, la promotion « marketing » bat son plein. Lors d’une visite à Hasankeyf en 2012, le ministre des Finances d’alors, Mehmet Simsek, avait promis de faire de l’ouvrage hydraulique « une opportunité pour sauver Hasankeyf » en modernisant les infrastructures - bateaux touristiques, téléphérique et jet-skis - et en créant de nouveaux emplois dans cette région longtemps délaissée par le pouvoir.

« Le problème, c’est qu’on nous vend du rêve, tout en broyant sans scrupule l’un des plus beaux joyaux du patrimoine de l’humanité. Ici, tant de civilisations ont laissé leur empreinte : les Perses, les Romains, les Byzantins, les Ottomans. Hasankeyf, comme les pyramides d’Égypte, devrait appartenir au patrimoine mondial de l’humanité. Le site remplit 9 des 10 critères de l’Unesco. Mais comme nos autorités n’ont jamais daigné l’y inscrire, personne ne se soucie de son sort », regrette Ridvan Ayhan, 58 ans. Béret vissé sur la tête, cet « activiste à plein temps » - ainsi qu’il se définit - est le porte-parole de l’association Sauver Hasankey. Il se souvient avec une gourmandise d’enfant de ce petit bout de paradis sur terre, vieux de plus de 12 000 ans, où il grandit dans l’une des nombreuses maisons troglodytes creusées à même la roche : « Notre vie s’articulait autour du Tigre. L’été, mon père y pêchait les poissons qu’il vendait au marché. L’hiver, il tissait des tapis. Cinq fois par jour, ma mère m’envoyait dans la vallée à dos d’âne pour remplir les seaux d’eau. En bas, sur les terres fertiles irriguées par le fleuve, on allait cueillir des figues et du raisin. Quelle ironie du destin : il y a bien longtemps, nos ancêtres s’installèrent ici pour l’eau. Et aujourd’hui, c’est à cause de l’eau que les habitants sont chassés ».

L’idée d’un barrage remonte aux années 1960. « À l’époque, on entendait nos parents s’en inquiéter vaguement, mais sans qu’aucun plan ne soit formalisé », raconte Ridvan Ayhan. En 2002, avec l’arrivée au pouvoir de l’AKP (le parti islamo-conservateur d’Erdogan), les contours du projet se concrétisent. Dès 2004, de petites manifestations s’organisent. Sans grand succès. « Les habitants, dit-il, voulaient croire aux promesses de réforme et de développement de la nouvelle classe politique d’alors. C’était l’époque du boom des infrastructures et des services ». En 2012, la contestation prend de l’ampleur sur fond d’espoirs déçus. Très vite, l’aura de Ridvan se met à faire trop d’ombre au pouvoir. « Je me souviens du jour où j’ai fait un discours ici même devant une centaine de personnes pour alerter la population sur les conséquences environnementales du barrage. Dès le lendemain, on frappe à ma porte à 5 heures du matin : douze policiers, mandat d’arrêt en main pour m’embarquer en prison. J’étais accusé de propagande terroriste ! », raconte-t-il. Libéré au bout d’un an et demi, le militant a, depuis, repris son bâton de pèlerin. « Hasankeyf, c’est un peu le Gezi du Sud-Est », glisse-t-il, une allusion aux manifestations - sévèrement réprimées - de 2013 contre la destruction d’un parc d’Istanbul. D’après lui, c’est même plus que ça : « À Hasankeyf, le pouvoir central s’attaque au patrimoine et à l’écologie. C’est aussi une façon de renforcer son autorité sur la minorité kurde, majoritaire dans cette région ». Depuis l’échec du processus de paix, après quarante ans de violents affrontements entre l’armée turque et guérilla du PKK qui firent plus de 45 000 morts, le sud-est subit une emprise renforcée d’Ankara : mise sous tutelle des mairies remportées par le parti prokurde HDP, profusion de drapeaux turcs au cœur des bourgades kurdes, démultiplication des postes de contrôle sur les routes.

Ridvan Ayhan n’est pas Kurde. Il est issu de la minorité arabe. Mais sa conscience de citoyen engagé le pousse à dénoncer l’ingénierie démographique dont il est le témoin dans cette partie du monde tristement familière des déplacements forcés : « Ce sont 199 villages qui, comme Hasankeyf, sont condamnés à disparaître. À ce jour, plus d’un tiers sont déjà sous l’eau. On estime à quelque 75 000 le nombre de personnes qui sont ainsi chassées de chez elles… ». La complainte d’un rebab (instrument à corde) lui vole ses derniers mots. Ridvan relève la tête, surpris par l’écho musical de sa propre mélancolie. Debout, face à ce fleuve miroir où se reflète la tragédie de Hasankeyf, un musicien amateur joue quelques notes improvisées. « Je suis arrivé ce matin d’Istanbul pour des rendez-vous de travail dans la région. En chemin, j’ai voulu m’arrêter ici. Un spectacle tellement navrant. L’islam nous apprend à protéger la nature, non à la détruire », déplore Yildirim Gurel, un homme d’affaires.

Des allures d’après-guerre 

En centre-ville, à l’autre extrémité du pont, le marché n’est plus qu’un serpent de graviers où traînent les chats sauvages. La rue principale, autrefois si vivante, a des allures d’après-guerre. Sauf qu’ici, ce sont les bulldozers qui ont arraché les rideaux de fer et édenté les façades, avant que l’eau ne vienne bientôt tout recouvrir. Un peu plus loin, quelques modestes maisons tiennent encore debout. Mais plus pour longtemps : la majorité de la population a été délogée à contrecœur moyennant un dédommagement financier. Sabiye Salkan, une Kurde de 40 ans, fait partie des quelque vingt derniers riverains abandonnés à leur sort, par refus de partir ou manque de moyens. « J’ai raté de quatre jours la date butoir pour remplir mon dossier me permettant de trouver un nouveau logement. J’ai déposé plusieurs recours. En vain. Dans quelques jours, on va nous couper l’électricité. Je n’ai aucun endroit où me réfugier avec mes quatre enfants ! Notre vie est en suspens », se lamente-t-elle. Du toit en terrasse de sa modeste demeure, on aperçoit la ville nouvelle aux allures de Legoland : quelques bâtisses grisâtres plantées au milieu d’un désert de rocaille, qui narguent les cimes enneigées.

Pour y accéder, il faut de nouveau emprunter le pont, puis suivre le panneau bleu flambant neuf qui indique dans un bleu criard : « Hasankeyf ». La route zigzague entre les herbes folles, passe par le commissariat de police, le bureau de poste, la mairie et les pompiers. Un copié-collé version futuriste de la vieille ville où même le cimetière a été délocalisé. Dans les rues quasi désertes, les nouveaux arrivants sont aussi muets que les oiseaux. « On est ravis d’être là ! », se contente d’avancer, façon automate, un père de famille planté sur le perron de sa maison. L’homme, qui a récemment déménagé ici, ajoute en aparté : « Je sais que d’autres n’ont pas notre chance… » D’abord à cause des tarifs de l’immobilier : chaque nouvelle maison achetée a coûté dans les 150 000 livres (environ 22 500 euros) - un montant qui dépasse les compensations reçues (entre 80 000 et 100 000 livres) et qui contraint les habitants à s’endetter. Ensuite, parce que l’infrastructure n’est pas adaptée aux éleveurs, dans l’incapacité de mettre leurs bêtes en pâture sur le gazon miniature du lotissement. Sans compter les cas particuliers comme celui de Sabiye ou encore des couples non mariés qui, selon les règles en vigueur, n’ont pas droit aux aides au relogement.

Un froid glacial s’abat sur les rues silencieuses du nouvel Hasankeyf. À l’heure du soleil couchant, quelques adolescents font la course à vélo d’une ville à l’autre. Deux villes fantômes qui se toisent. « Et nous, nous assistons, impuissants, à l’effacement de notre patrimoine au profit d’un barrage et d’une nouvelle cité sans âme. L’Histoire aura du mal à nous pardonner. La mémoire ne s’achète pas ! », murmure Ridvan Ayhan.