En Turquie, « un gâchis humain » : les rescapés du séisme amers face à la reprise en main de l’aide par le gouvernement

mis à jour le Mercredi 1 mars 2023 à 17h10

lemonde.fr | par Nicolas Bourcier (Pazarcik, Turquie, envoyé spécial) | 01/03/2023 | 01/03/2023

Dans le sud-est du pays, à Pazarcik, devant l’absence de réaction des pouvoirs publics, ONG indépendantes et partis d’opposition avaient organisé l’accueil des survivants. Ils ont depuis été chassés par les autorités, soucieuses d’afficher de nouveau leur présence.

Elle fume sa cigarette, du geste lent et délicat de ceux qui ont appris à savourer chaque seconde de l’existence. Longue natte noire, tatouée de fleurs sur les avants bras, la jeune femme sourit en regardant la petite cage ouverte devant elle, sur laquelle trois canaris piaffent à tour de rôle : « On dit que ces oiseaux perçoivent à l’avance les tremblements de terre, les miens n’ont rien senti. » A 19 ans, Roserin Keloglu est une survivante, sortie des décombres de son village situé à quelques kilomètres de la ville de Pazarcik, l’épicentre du séisme du 6 février. Une tragédie, dont le bilan a franchi, mardi 28 février, la barre des 50 000 morts.

Assise dans une grande salle vide, la jeune femme tue le temps avec ses oiseaux et ses proches restés à ses côtés. Dès le deuxième jour de la catastrophe, Roserin s’est installée ici, dans ce foyer appelé « Hasankoca ». Situé à une dizaine de kilomètres du centre-ville, le lieu est rapidement devenu l’un des principaux centres d’aide de Pazarcik et des alentours. Très vite, des ONG et une poignée de militants du Parti démocratique des peuples, le HDP, une formation de l’opposition, de gauche et prokurde, très active dans le sud-est du pays, y ont déployé tout un savoir-faire pour assister les plus nécessiteux et pallier l’absence des pouvoirs publics.

Les volontaires plient bagage

Comme Roserin, beaucoup de membres de la communauté alévie sont venus prêter main-forte. Non reconnus dans leurs spécificités par les autorités, ces héritiers de cultes musulmans hétérodoxes, pénétrés de pratiques animistes et d’apports chiites, représentent entre 15 % et 30 % de la population locale. Ils sont installés depuis la nuit des temps sur ces terres marquées au fer rouge de l’histoire, où la mémoire se compte en siècles et en souffrances dans chaque famille. « On se sentait en sécurité ici, confie-t-elle. Plus de trois à quatre cents personnes sont venues chaque jour manger et dormir dans ce centre. On lavait les corps des morts, on s’occupait des vivants. Et puis, plus rien. »

Le 15 février, accompagné d’une cinquantaine de soldats et de huit fonctionnaires, Mustafa Hamit Kiyici, le kaymakam de Pazarcik, sous-préfet de la région, débarque dans le centre et annonce, devant les bénévoles et résidents stupéfaits, prendre possession des lieux et des activités de secours. La scène est tendue, filmée et diffusée sur les réseaux sociaux. Après quelques minutes, l’homme repart laissant sur place ses collaborateurs et les militaires. Pendant deux jours, ils feront l’inventaire des stocks. La cuisine est arrêtée. Aucune distribution n’aura lieu durant ce laps de temps. Les volontaires, eux, plient bagage, accompagnés par les rescapés, partis s’installer dans les camps de tentes, dispersés un peu partout dans les quartiers périphériques de Pazarcik.

« Ils ont tué l’endroit », dit la jeune femme. L’initiative des autorités est critiquée par plusieurs associations locales. A Ankara même, certains s’émeuvent de tels agissements, alors que les bras manquent sur le terrain et que le nombre de morts et de destructions ne cesse d’augmenter. Pour le député Mahmut Togrul, du HDP, le gouvernement, en retard sur les secours, cherche à« instrumentaliser le séisme ». Mais rien n’y fait. « Nous ne permettrons pas d’autres coordinations que celles assurées par l’aide publique en cas de catastrophe », a insisté le ministre de l’environnement et de l’urbanisme, Murat Kurum.

Symbole visible de la volonté des autorités de monopoliser une aide humanitaire qui leur a totalement échappé les premiers jours, le centre Hasankoca est aujourd’hui un simple lieu de stockage de dons de vêtements, d’aliments et de biens gardés par les militaires. Ils ne sont plus qu’une dizaine de survivants à y dormir. Une fois par semaine, le bâtiment reçoit la visite du sous-préfet, auquel une demande d’entretien avec Le Monde a été transmise, en vain. « En prenant le contrôle, ajoute Roserin, ils ont voulu sauver la face et montrer qu’ils avaient la situation en main, c’est l’image exactement contraire qui prévaut. »

Désolation

Fahri Demiroglu, lui, hausse les épaules. Installé près du poêle trônant devant l’entrée de la tente qu’il partage avec neuf autres personnes, il a fait partie du tout premier groupe de volontaires d’Hasankoca. A 49 ans, ouvrier du bâtiment et élu au conseil municipal de Pazarcik, il a la parole amère et lucide. « C’est un gâchis humain et matériel, lâche-t-il. Nous étions une dizaine les deux premiers jours, puis plus de cent cinquante à œuvrer avec toutes nos forces. Nous avions évalué et aidé près de soixante villages alentour, organisé des équipes selon les besoins, sanitaires, alimentaires, mais aussi d’accueil et de sécurité. Tout était enregistré, noté et consigné. Nous avons demandé et proposé au sous-préfet de travailler ensemble et de partager les informations, mais il a refusé net. »

Autour du poêle et des chaises pliantes, le spectacle n’est que désolation. Les tentes de l’AFAD, l’organisme gouvernemental de gestion des catastrophes naturelles, s’étendent à perte de vue, entre les champs et les trouées des immeubles ravagés. Quelques ONG ont réussi à planter les leurs. Une kitchenette venue de la petite ville frontalière de Silopi, située à l’extrême sud-est du pays, sert des repas à une file de rescapés toujours plus longue. «  [Les membres des ONG] sont là depuis le début, mais, bientôt, la municipalité de cette ville les rappellera, et ils devront partir, qui les remplacera ? », s’interroge Fahri.

A Pazarcik, 96 % des immeubles se sont effondrés ou doivent être démolis et rasés, selon un responsable de la police locale qui taira son nom. Le centre de crise des autorités, sur l’avenue principale de la ville, ne désemplit pas. L’endroit, autrefois réservé à la préfecture, est devenu une cour des miracles avec ses locaux délabrés et fissurés, où chacun cherche d’urgence quelque chose, sous l’œil de la maréchaussée locale. Parmi les noms des ONG nouvellement accolés sur les portes des bureaux, on remarque la présence d’une petite association de Kayseri, Yesevi Hareketi, proche de mouvements islamistes prosélytes et ultranationalistes.

Relogés dans des conteneurs

« Il est évident que les autorités, totalement dépassées et non préparées, n’ont pas supporté que des ONG indépendantes travaillent efficacement sur le terrain, surtout s’il s’agissait de structures liées ou proches des mouvements d’opposition, des syndicats, voire, pire, des militants ou intellectuels de gauche, souligne Selahattin, bénévole volontaire d’Istanbul, venu dès le premier jour dans la région. Après Hasankoca, ils ont tenté de reprendre le contrôle partout où ils pouvaient le faire et placé leurs hommes à eux. »

Avec le froid, l’idée a émergé de reloger les rescapés dans des conteneurs, un sujet devenu très sensible à Pazarcik. « Lorsque j’ai demandé où nous pouvions les installer, explique Fahri, un des responsables de la ville m’a répondu sans ciller : “Plus loin, au pied des montagnes”, comme s’il voulait se débarrasser de nous. Cela a réveillé le spectre d’un nouveau déplacement de population comme nous en avons déjà connu dans le passé. »

Mais, depuis quelques jours, il est question d’installer les conteneurs de l’autre côté de Pazarcik, dans le quartier Yukari-Pazarcik, connu pour être un fief d’électeurs islamistes et d’extrême droite. Une perspective qui suscite la panique dans la communauté alévie locale. Comme beaucoup ici, Roserin prévoit de quitter la ville si la situation continue de se dégrader. « Le séisme a accentué les tensions et réveillé de mauvais souvenirs. Encore hier, ici, une vieille dame kurde, très conservatrice, a dit à ma tante que cette catastrophe est arrivée parce qu’elle ne portait pas de voile », dit-elle en réprimant un petit rire nerveux, avant de poser son regard sur ses canaris devenus soudainement muets.